« Avant même de naître l’enfant perçoit, sous une forme musicale, la rumeur du monde et les messages qui lui sont adressés. Un embryon de chanson, serait-on tenté de dire : sur la rythmique du cœur murmure la ligne de basse de la voix paternelle et, flottant sur cet accompagnement comme une invitation au sens, se développe la mélodie de la voix maternelle. Lorsqu’enfin l’enfant voit le jour ses parents déposent naturellement, sur cette portée déjà en place, leurs paroles accueillantes et lui adressent la première chanson de son histoire, une chanson d’amour. Viennent alors berceuses, comptines, inventions chantées pour rythmer la vie quotidienne : les premières années de la vie de l’enfant sont décidément musicales. On voit que dans cette perspective la chanson ne peut plus être considérée comme une agréable distraction, mais bien comme un indispensable médiateur. Non seulement elle préside à la rencontre avec l’autre mais encore elle structure le monde intérieur de l’enfant et sa vie pulsionnelle, jouant ainsi pour son psychisme un rôle fondateur. L’aspect facilitant de ce mode d’expression ouvre en douceur au petit d’homme le problématique accès à la parole, aux apprentissages, à la connaissance du corps. »
Ph. Grimbert
« Psychanalyse de la chanson »
(Paris, Les Belles Lettres/Archimbaud, 1996)
L’association « Enfance et Musique mène depuis plus de dix ans des actions de formation et de réflexion dans différents lieux d’accueil et de vie des enfants handicapés. Ces actions me semblent particulièrement riches d’enseignements lorsqu’elles concernent une équipe pluridisciplinaire telles qu’on les rencontre dans des lieux de prévention comme les C.A.M.S.P. ou dans les centres de rééducation (kinésithérapeute, orthophoniste, éducatrice, psychologue, psychomotricienne…). Lorsque l’un de ces lieux nous sollicite pour un projet musical, nous commençons dans un premier temps par une formation entre adultes pour tous les membres de l’équipe. Ces journées de travail leur permettent de s’initier aux techniques musicales, de partager et d’échanger des chansons, mais aussi de choisir un thème de réflexion propre à la problématique du lieu.
L’acquisition d’un répertoire de chansons, commun à chacun des membres des équipes éducative et soignante permet de tendre un fil entre les temps de rééducation, il sert de passerelle entre les différentes consultations. Il favorise la création d’un espace commun que professionnels, parents et enfants peuvent partager. Cette parcelle de vie culturelle commune relie la vie familiale à la vie du lieu d’accueil.
Jouer, improviser, inventer avec la matière musicale demande à chaque adulte de s’impliquer personnellement, de retrouver une spontanéité d’expression, quelque fois de revivre des émotions liées à l’empreinte d’une mélodie. Ces moments d’émotions partagées (au sens étymologique : mettre en mouvement) ont pour effet de consolider le travail en équipe, en enrichissant les rapports professionnels, par des liens d’humanité.
Lors du bilan des formations, nous entendons souvent des mots comme « cohésion, décloisonnement, équipe soudée,… mais aussi plaisir, partage, retrouvaille, expression ».
La découverte de la diversité des musiques du monde, l’improvisation avec des corps sonores, apportée par l’évolution contemporaine de la musique autorise et renforce l’intérêt pour le son en tant qu’objet. Ces jeux d’exploration sonore, en relation avec l’autre, nous portent vers la musique. De cet échange musical émergent des langages (musical, corporel, verbal…).
Après la formation, cette découverte entre adultes de l’apport de la musique est porteuse de la motivation de l’équipe à créer des espaces de relation avec l’enfant, dans lesquels la musique est facteur de communication. C’est dans ce deuxième temps que le musicien formateur de l’association accompagne les équipes auprès des enfants.
Il n’y a pas de méthode ou de recette pour « jouer » de la musique avec les enfants. Entre eux, ils jouent spontanément avec la matière sonore : vocalises, bruits de bouche, onomatopées, explorent les sons qu’ils découvrent dans leur environnement : radiateurs, grille, feuilles mortes… Quelques adultes savent partager ces moments de découverte, de « surprises sonores » et en jouer avec les enfants. Dans les lieux de rééducation, on cède cependant facilement à la tentation d’instrumentaliser la musique : en faire un outil de plus pour atteindre l’objectif fixé pour tel ou tel enfant. L’échange musical avec l’enfant, riche de dynamique et d’émotions partagées, risque de perdre son âme et de ne devenir qu’un enjeu de la difficulté à « vaincre ». Il n’est plus question dans ce cas d’espace de relation dans lequel deux personnes jouent pour le plaisir, « gratuitement », puisqu’il s’agit pour l’un d’obtenir quelque chose de l’autre.
Les moments de musique sont l’occasion que cet enfant « pas comme les autres » soit pour nous « comme les autres ». Comme les autres, il peut rencontrer un adulte qui s’émerveille du monde sonore avec lui et se prête au jeu musical improvisé, comme les autres, il a des droits culturels pour l’aider à grandir en harmonie avec lui-même.
« Une des spécificités de la souffrance de l’enfant déficient ou handicapé est le décalage énorme, quasi insurmontable, entre son monde intérieur et ses possibilités de l’exprimer. Le handicap, du fait des limites qu’il impose aux capacités langagières et aux moyens intellectuels, empêche l’enfant de communiquer ses émotions et ses pensées. De plus, cet enfant se trouve souvent face à des adultes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas l’entendre, car ils sont eux-mêmes traumatisés par le handicap… » (Simone Sausse)
Lorsque l’on travaille avec des enfants polyhandicapés, ce décalage est d’autant plus grand que les possibilités motrices sont extrêmement réduites, comment jouer quand il n’y a apparemment pas de répondant, peu d’interactions ?
Les parents, les équipes soignantes, nous disent souvent qu’ « elles ne savent pas quoi faire » avec l’enfant polyhandicapé. Au quotidien, ils s’épuisent devant la difficulté à établir une relation avec cet enfant. Face à cette usure, la musique peut être une façon de communiquer renouvelée, un autre langage.
Dès mes premières rencontres avec les enfants polyhandicapés, j’ai senti que si une relation est possible, elle existe dans un système différent de nos modes de réception et de perception habituels.
C’est une relation émotionnelle, sensorielle, proche de ce qui s’observe dans les interactions avec le tout-petit.
René Spitz distingue deux systèmes de communication différents : d’une part « l’organisation diacritique » dont les manifestations sont des processus cognitifs, ceux de la pensée consciente, et d’autre part « l’organisation cénesthésique » répondant à des signaux expressifs non verbaux sous forme de manifestations émotionnelles.
« Les adultes qui ont conservé la capacité de se servir de l’une ou de l’autre de ces catégories de perception et de communication qui sont généralement atrophiées, sont des gens possédant des dons qui sortent de l’ordinaire. Ce sont par exemple des musiciens, des danseurs, des acrobates, des aviateurs, des peintres, des poètes, etc., Ils sont en général d’un tempérament sensible, nerveux et labile. Mais une chose est certaine : ils s’écartent invariablement tous quelque peu de l’homme occidental moyen.
Celui-ci a choisi de mettre l’accent dans sa culture sur la perception diacritique tant en ce qui concerne la communication avec les autres qu’avec lui-même. ».
Je suis convaincue que, comme pour le nourrisson, de nombreux enfants polyhandicapés reçoivent les signaux cénesthésiques avant d’être capable de percevoir les signaux diacritiques.
« Les signes et les signaux qui atteignent le nourrisson et sont reçus par lui durant les premiers mois appartiennent aux catégories suivantes : équilibre, tension (musculaire ou autre), posture, température, vibration, contact cutané et corporel, rythme, tempo, durée, diapason, ton, résonance, sonorité, et probablement bien d’autres encore dont l’adulte est à peine conscient et qu’il ne peut certes pas verbaliser. »
Nous remarquerons que le vocabulaire utilisé par René Spitz pour décrire ces signes est très proche, voire semblable au vocabulaire musical en particulier et au travail artistique en général.
La chanson est un mode d’expression privilégié pour essayer d’établir une relation avec les enfants en utilisant ces deux catégories de communication. Sa mélodie provoque un état émotionnel non-verbal que le corps exprime : sourires, larmes, chair de poule… Sa forme (couplets/refrain, accumulation, question/réponse), ses rythmes, sa cadence sont autant de repères temporels et s’accordent au rythme interne des organes (cœur, poumons…). Le texte de la chanson touche à l’imaginaire, au symbolique, il peut être un chemin d’accès à la perception diacritique.
Si nous faisons l’expérience du chant intérieur, ce chant qui nous trotte dans la tête et dont nous n’arrivons pas à nous défaire, nous prenons conscience qu’il n’est pas nécessaire d’avoir la capacité motrice de chanter, pour connaître et savourer cette mélodie pour soi-même. De même, l’enfant écoute et s’approprie cette chanson, même s’il n’a pas les capacités de nous faire entendre qu’il sait la chanter, elle est « en-lui ». La chanson joue ainsi le rôle d’intermédiaire entre vie intérieure et relation avec l’extérieur.
Il ne s’agit pas « d’enfiler » les chansons les unes après les autres auprès des enfants. Il ne peut y avoir relation sans écoute de l’autre.
La chanson ne peut aider dans un objectif de relation que s’il y a inter activité ; une « harmonisation affective » au sens ou l’entend Daniel Stern.
Le chanteur (émetteur) « s’accorde » à l’enfant (récepteur) lorsque, après un temps de silence et d’écoute, l’enfant devient lui-même émetteur de signes si petits soient-ils, que le chanteur (récepteur) reprend dans une parole ou une nouvelle mélodie pour signifier qu’il a bien « entendu ».
Ce temps d’attente de la réponse est différent pour chaque enfant, il est particulièrement long quand il s’agit d’enfants polyhandicapés et peut devenir insupportable au quotidien, pourtant je n’ai jamais connu de cas où il n’y ait pas de réponse du tout, aussi faible soit-elle, qu’elle soit corporelle ou verbale.
Ainsi, le musicien cherche à trouver la « porte d’entrée » lorsque la relation est difficile à établir. Cela demande une observation très fine des attitudes de l’enfant, ainsi qu’une écoute particulière de ses réactions émotionnelles. Ne connaissant pas, à priori les pathologies et leurs conséquences sur les compétences de l’enfant, il garde la confiance du possible, « l’illusion anticipatoire » décrite par René Diatkine.
Lorsque j’admire la danse d’Anthony au son de la flûte traversière, je me place du côté du champ artistique, il baigne dans cet univers sonore, on ne sait pas si c’est la flûtiste qui le suit ou si c’est lui qui la suit, ils sont en harmonie. Ses mouvements considérés comme stéréotypés par les adultes qui le connaissent deviennent signe d’une expression corporelle répondant à la musique pour un regard naïf ; Quand Julien écoute la chanson de la famille tortue, est-il dans son monde ou est-il présent ? Son sourire et ce que j’ai ressenti à ce moment-là, me permettent de penser qu’il s’est passé quelque chose d’important pour lui.
La rencontre artistique replace au premier plan l’humanité de chacun. Elle remet en mouvement la formidable dynamique du désir de vivre et d’être en relation avec les autres. L’enfant se sachant entendu va ainsi développer sa créativité. Le musicien part des propositions et possibilités de l’enfant – voire de ce qu’il a cru être une proposition – pour jouer et construire avec lui. Il n’est donc pas dans une position de faire faire mais de faire avec, de faire ensemble, d’appeler à être. Chacun, dans sa « spécificité », découvre l’enfant avec un nouveau regard, une nouvelle écoute.
Ces moments de jeu musical avec l’enfant, parce qu’ils n’attendent à priori, aucun résultat, vont permettre l’émergence d’effets thérapeutiques « de surcroît ». Ainsi, lors des synthèses, le dénominateur commun « musique » permet à chacun de percevoir l’enfant dans sa globalité et non plus morcelé par les différentes spécialisations.
L’ espace de relation crée par la musique, l’écoute et la communication qu’il engendre, permet aux parents et aux professionnels de replacer, malgré le handicap, l’enfant et son devenir au premier plan. À partir de là, la parole est possible, elle peut permettre de projeter et de construire un accompagnement éducatif, d’étayer et de nourrir l’investissement des parents légitimement mis à mal.
Geneviève SCHNEIDER
Responsable des actions Hôpital-Handicap
Enfance et Musique
Texte paru dans la revue « Contraste » n° 13 (ANECAMSP)
Références :
Stern D. « Le monde interpersonnel du nourrisson » – Collections Le Fil Rouge – PUF, Paris.
Grimbert P. « Psychanalyse de la chanson » – Les belles lettres – Editions Archimbaud.
Spitz R. « De la naissance à la parole » – PUF, Paris.
Sausse S. « Le miroir brisé » – Collection « le passé recomposé » – Calmann Lévy.